Sur la route
Ça a été une bonne journée. On a reçu quelqu'un à la maison, mangé, plaisanté. J'ai eu une amie au téléphone. Il faisait beau, les enfants ont joué au jardin. Il y a eu des rires, des sourires. Une vraie journée de carte postale.
Pourtant je suis là, sur la route. Il fait nuit, je voudrais dormir. Demain, mon mari va travailler. Il faudra gérer ; les crises de l'un, les tétées de l'autre, la jalousie de celui du milieu, plus que de la jalousie, l'angoisse de ne pas être aimé parce qu'on s'occupe plus de ses frères. Il faudra essayer d'être là, tenir debout, sourire, répéter cent fois les mêmes mots. Il faudra tenir debout malgré les tétées de la nuit.
Là, je voudrais juste dormir.
Je suis dehors et il fait nuit. Je pense au prix de l'essence parce que ça devient un vrai problème. Je pense à la pollution parce que j'écoute trop les médias. Je pense à mon lit, mon chez moi et j'avale les lignes droites, les tournants, le bitume tout juste éclairé à perte de vue.
Pourquoi ? Pourquoi est-ce que soudain tout va mal ? C'est parfois difficile à savoir avec un enfant typique, alors avec un enfant comme le mien… Il va très mal, c'est tout ce que je sais. Il s'est enfermé en lui-même frustré de ne pas pouvoir nous exprimer je ne sais quoi. Alors que je roule et qu'il hurle dans le siège derrière moi, je ne peux m'empêcher de me rappeler la façon dont il m'a tendu ce bout de prospectus qui traînait par terre. Il apprend à communiquer avec des images mon petit bout de chou, il n'avait pas celle qu'il fallait alors il a essayé de me tendre un papier, il a voulu croire que ça marcherait, voulu croire que j'allais comprendre. J'ai voulu croire aussi, j'ai essayé de toutes mes forces. L'amour devrait pouvoir vaincre ce petit barrage de la langue, non ?
Non. Il y a bien des choses que l'amour ne peut pas vaincre. J'ai essayé de le calmer, de l'amener à nous aider à comprendre. C'était trop tard. Passé une certaine heure avec mon enfant de la lune, c'est foutu ; si on glisse on tombe tout en bas. Alors qu'il se tapait la tête et s'arrachait les cheveux, je ne pouvais m'empêcher de penser à toute cette confiance qu'il avait envers moi, moi qui devais réussir à comprendre : qu'est-ce qu'il aurait dû y avoir sur ce foutu bout de papier ? Sa foi en moi était à l'échelle de cette souffrance qu'il exprimait. Comme ces soldats traumatisés qui se scarifient pour donner une incarnation physique à une souffrance invisible, il se frappe toujours la tête mon bonhomme, il attaque ce crâne où tout semble enfermé sans pouvoir sortir, il mord ces lèvres qui ne disent pas ce qu'il voudrait. On dirait un paraplégique qui se donnerait des coups de couteau dans les jambes pour punir ces appendices inutiles.
Demain, lever à cinq heures pour mon mari et ce soir personne ne dort. Ça fait déjà deux fois que le tout petit s’endort et se réveille en sursaut à cause des hurlements. Il ouvre de grands yeux terrifiés, désespéré et ses pleurs angoissent mon plus grand comme toujours. Le moyen saute partout, s’excite, il énerve son grand frère qui perd encore plus le contrôle de lui-même, s’enfonce dans l’angoisse sans espoir de retour. On ne pense plus. Les enfants n'en peuvent plus, les adultes, eux, usent toute leur énergie, juste pour ne pas craquer, ne pas hurler aussi.
Maintenant, je sens cette pédale sous mon pied. Cette pédale qui m'entraîne. Un peu plus vite, murmure-t-elle. Encore un peu plus vite.
Plus vite pour semer les pleurs à moins d'un mètre de moi. Pour semer les coups de pied dans mon fauteuil. Pour semer les questions et les doutes, cet autre murmure lancinant qui me dit que je n'y arriverai pas, que tous les progrès récents vont s'évaporer, que les crises reviendront toujours, que la douleur ne s'estompera pas.
J'accélère dans les lignes droites. Et quand la route tourne, je voudrais continuer à aller tout droit. Filer sans suivre les contraintes, croire que tout est possible.
Croire que je suis libre.
Je pourrais peut-être accélérer jusqu'à me dissoudre dans ce ciel si noir et y rejoindre les étoiles. Mais je sais que je ne le ferai pas. Parce que j'ai cet amour chevillé aux tripes. Cet amour pour le petit bonhomme qui a fini par s'endormir à l'arrière. Cet amour pour le reste de la tribu qui attend à la maison.
Ce sont les tripes qui m'enracinent quand le cœur tend vers les étoiles. Ce sont elles qui me scotchent au bitume, qui me font suivre les courbes de la route, comme je suivrai demain les cahots du chemin qui peut-être me permettra d'atteindre mon fils. Un jour.
Des hauts. Des bas.
Je fais demi-tour pour rentrer chez moi. Je me rends compte que je ne connais pas le chemin, que je suis très loin de chez moi, cette île où on sentait toujours l'odeur de l'eau salée, où le vent charriait un goût de liberté. Je suis loin de cette terre de montagnes, cette terre qui est la mienne où reposent ceux que j'aime, où plongent mes racines. Loin de cet autre chez moi aussi, celui que j’avais adopté, où j’avais tenté de prendre racine : un appartement sur la côte, refait pièce par pièce pour devenir le nid où mes enfants seraient protégés en attendant d’apprendre à voler. Durant un court instant de confusion, je me demande si un jour, je me sentirai à nouveau chez moi quelque part.
Puis je sème ce doute en appuyant un peu sur la pédale, mais pas trop. Parce que je sais – pour avoir déjà traversé plusieurs fois des nuits pires que celle-ci – je sais que demain, ça ira mieux.
Mais aujourd'hui, qu'est-ce que ça fait mal.
**
Ce texte est une fiction, toute ressemblance avec la réalité ne serait que purement fortuite.
Mais un petit message tout de même à ceux à qui je pense parfois dans ces moments-là. À ceux qui sont capables de dire que c'est une chance d'avoir un enfant autiste parce qu'on va toucher des aides financières (eh oui, il y en a) ; à ceux qui râlent parce qu'un enfant autiste – et par là même ses parents quand ils l'accompagnent - est détenteur de la carte d'invalidité (et peut ainsi passer devant tout le monde dans les files d'attente, quelle privilège ! ou stationner sur les jolies places bleues) ; à ceux qui pensent qu'avoir un enfant autiste signifie pouvoir exposer un petit génie dans les foires, ceux qui ne retiennent des émissions de télé de cinquante minutes que les cinq minutes où on interroge un type qui parle cinq langues et possède un Bac+12, ceux qui oublient que ce même gars n'a eu aucun ami durant son adolescence et s'exprime encore aujourd'hui avec une lenteur qui n'en fera jamais le pilier d'une soirée conviviale ; à ceux qui font des émissions « cabaret » où les seuls autistes qu’on montre sont les modèles spectaculaires ; à ceux aussi qui nous demandent pourquoi nous ne mettons pas notre fils en institut pour "pouvoir profiter de la vie" ; à ceux qui pensent qu'on est dans le déni parce qu'on sourit encore et qu'on veut croire à l'avenir…
Je ne sais pas trop ce que je veux dire à ces gens-là, en fait. Je ne sais pas s'ils peuvent comprendre. Aucune émission télé au monde ne peut traduire cela. Aucun billet de blog.
C'est sans doute pour cela que je ne sais pas pourquoi je l'ai écrit.